La deuxième dimension et demie
 

Si l'on tente de caractériser d'une façon formelle les œuvres qui constituent les séries agamaga et embryogenèse il est difficile de les considérer autrement que comme des bas-reliefs. Certes, le mot paraît surgir d'un autre temps car il semble définitivement attaché aux murs des antiques villas romaines ou à ceux des églises. Pourtant certaines œuvres contemporaines ont été ainsi désignées. Miró par exemple a donné le titre de bas-reliefs à trois pièces réalisées en 1969 et 1970.

En même temps la définition qu'en donne le dictionnaire " œuvre de faible saillie collée sur un fond et de ce fait incontournable ( au sans précis de : autour de laquelle on ne peut tourner ) " correspond très précisément aux réalisations que l'on trouve dans les deux séries citées et s'applique tout naturellement aux travaux de Agam. On peut aussi l'employer pour qualifier les constructions baroques de l'Américain Franck Stella.


Conservons donc cette idée de bas-relief.


Une question se pose. De telles réalisations doivent-elles être considérées comme des sculptures? On serait tenté de répondre par l'affirmative puisqu'elles présentent un volume. Mais deux éléments apportent la controverse. D'une part de telles œuvres ne sont pas autonomes ( elles ne peuvent être contemplées qu'accrochées à un mur, comme un tableau ) d'autre part on ne peut les voir sous tous les angles. C'est comme s'il leur manquait un côté ( le mur dans ce cas viendrait masquer ce manque ).

Si l'on se tourne du côté des artistes l'on n'obtient pas non plus de réponse qui nous permette de trancher. En baptisant " bas-reliefs " ses trois pièces Miró verse dans la tautologie et ne prend donc pas position. Stella en intitulant " constructions " les siennes semble les assimiler à des sculptures. Quant à Agam il utilise très précisément le terme de " peinture ".







Devra-t-on s'en tirer avec une pirouette et prétendre que Stella réalise des sculptures murales quand Agam crée des peintures en volumes?

Ce serait faire de chaque œuvre un cas particulier alors qu'on peut les ranger toutes dans la catégorie unique des bas-reliefs.


La solution pourrait consister à inscrire les bas-reliefs dans un champ spécifique qui se situerait entre la peinture ( domaine de la représentation en deux dimensions ) et la sculpture ( univers de l'objet en trois dimensions ).

On se trouverait donc dans un espace en deux dimensions et demie.


Bien sûr une telle proposition peut faire sourire ou n'être retenue que comme un simple jeu de l'esprit. Pourtant l'on doit admettre qu'il n'a pas été possible de trancher clairement entre représentation et objet et donc de savoir si l'on évoluait dans un monde en deux dimensions ou dans un univers à trois dimensions.

D'autre part on a vu qu'on ne peut pas tourner autour de telles œuvres. Il leur manque un côté. Donc il paraît légitime de considérer qu'une de leurs dimensions ne peut se déployer dans toutes les directions. Le mur constitue une barrière au-delà de laquelle on ne peut aller, délimitant ainsi un espace voué au néant.

Enfin en mathématiques il existe les concepts de droite et de demi-droite. La droite peut se prolonger à l'infini dans deux directions alors que la demi-droite ne peut le faire que dans une seule. Il semble évident que l'on peut appliquer cela aux bas-reliefs. La hauteur et la largeur sont des droites puisqu'elles peuvent s'étendre sans limite alors que la profondeur ne peut s'allonger que vers l'avant. C'est donc une demi-droite.

Nous voilà donc en présence d'un volume qui se développe le long de deux droites et d'une demi-droite. On peut donc légitimement parler de deux dimensions et demie.


Encore une fois on pourrait avancer qu'on vient de se livrer à un petit exercice intéressant mais qui reste un simple amusement pour l'esprit. Mais en n'allant pas plus loin on risque de passer à côté des champs d'exploration qu'une telle idée peut ouvrir.




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L'idée de plis introduisait celle de mouvement. Avec la proposition de celle de deux dimensions et demie on a le sentiment de se trouver au cœur même du mouvement, dans un temps entre le dessin et la sculpture ou ( en sens inverse ) entre un objet et sa représentation, en tout cas, bien entre quelque chose en trois dimension et une autre en deux.

On pourrait donc parler d'une fixation dans cet entre-deux. Entre deux dimensions mais aussi entre deux temps. Coexisteraient ici le passé et l'avenir, le temps que l'on quitte et celui que l'on devrait rejoindre. Et cela traduit certainement l'impossibilité absolue de lâcher l'un pour investir l'autre. Il y a comme un deuil infaisable.

On se souvient sans doute de Spencer Tracy incarnant le bon docteur Jekyll et se transformant sous l'œil de la caméra de Victor Fleming en ce terrible Mister Hyde. La fixation viendrait stopper le déroulement du film et figer Spencer Tracy dans une mutation entre Jekyll et Hyde. Une manière de ne choisir ni l'un ni l'autre. ( Il y a ici une idée de l'adolescence et de cette fixation totalement immuable dans laquelle elle se tient aujourd'hui. ).


La notion de fixation se retrouve aussi en psychopathologie. Freud par exemple proposait de se représenter notre évolution psycho-affective comme la marche d'une armée qui investit sans cesse de nouveaux territoires. Il peut arriver qu'à un moment le combat soit si rude que les soldats soient arrêtés dans leur avancée et restent fixés sur place. Ils vont ainsi peut-être rester définitivement dans ce lieu qui n'aurait dû être qu'un endroit de passage, une étape vers une terre promise ( Mais, nous qui sommes désormais d'éternels adolescents, ne sommes-nous pas en train de vivre cela? ).

À ces soldats il a manqué la force, les moyens ou le nombre.


Voilà qui nous permet d'introduire cette autre notion qui a été mise en avant avec la deuxième dimension et demie, celle du manque.

Il manque une demi-dimension. Le mur où est accrochée l'œuvre nous interdit de voir au-delà, nous prive d'une perspective, nous contraint à un néant, à un vide ( peut-être voisin de celui de l'autisme. )







Ce manque revient par exemple dans l'idée d'avoir manqué de force, notamment pour sauter par-dessus l'obstacle, par-dessus les crêtes à la Agam, par-dessus les montagnes. Ou dans celle d'avoir manqué de courage pour faire le deuil définitif de la situation que l'on quitte ( et qui du coup se transforme en boulet qui nous empêche de bondir allègrement par-dessus l'obstacle. ). Cette capacité à sauter d'un état à un troisième sans passer par le deuxième c'est la sublimation. Rappelons-le elle est la faculté pour un corps chimique de passer de l'état solide à l'état gazeux sans passer par l'état liquide. La psychanalyse en a retenu le terme pour désigner le mécanisme qui va déplacer l'énergie d'une pulsion sexuelle ou agressive et va l'affecter à un but socialement valorisé. Elle est, pourrait-on dire, une des raisons d'être de l'art qui fournirait ainsi les moyens pour transmuter une pulsion triviale, égoïste, violente en un geste esthétique et généreux.


On a tous vu de la vapeur se former à la surface d'un bloc de glace. La sublimation était là parfaitement visible. Mais on n'en a jamais vu à la surface d'un morceau de plomb. On ne peut même pas l'imaginer. Il est possible que ce qu'il faudrait sublimer aujourd'hui soit comme le plomb, trop lourd pour l'être.




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La présente discussion est fondée sur l'exploration d'un monde de plis. Les agamaga tout comme les tableaux transformables d'Agam proposent lorsqu'on regarde les œuvres de face un motif et d'autres motifs lorsqu'on les voit de côté. Tout se passe comme si aucun des motifs ne voulait s'effacer au profit des autres. Du coup on est coincé dans cette structure alors que l'on aurait tout à gagner à pouvoir tout fondre en une seule image ( qui sûrement serait plane ).

La situation entre deux et trois ( dimensions, motifs, ... ) comme prise entre passé et avenir, la forme des plis, tout cela évoque quelque chose de triangulaire. Et qui dit triangulaire pense triangle œdipien. En scène désormais papa, maman et moi.








La pierre d'achoppement serait donc le complexe d'Œdipe et les structures en deux dimensions et demie en seraient une représentation, représentation formelle et représentation dynamique. Imaginons le complexe d'Œdipe comme situé au sommet d'une crête, en équilibre. Il va à un moment glisser vers son dépassement ou alors il va retomber du côté de la sexualité infantile. Si la capacité à sublimer nous est refusée c'est forcément ce dernier scénario qui s'écrira. Pas besoin d'une longue démonstration pour se convaincre que c'est ce qui s'est déjà passé, il suffit d'allumer son téléviseur. Le sexe y est partout présent dans ses formes les plus régressives et il est accessible sans problème aux enfants qui s'en délectent. La télévision est incestueuse et pédophile et elle est un parfait reflet de notre société.



Il est une autre force qui rend difficile que la sublimation opère, qui empêche de créer du lien, c'est la pulsion de mort. C'est elle qui attaque les liens, qui désagrège et s'oppose aux pulsions de vie qui, elles, cherchent au contraire à réunir, à rassembler. C'est elle aussi qui partage sur les écrans omniprésents la vedette avec la sexualité infantile. ( Encore une fois la télévision ou les jeux vidéos en témoignent à l'envi. )

Il est facile de comprendre que la technologie favorise la pulsion de mort. On peut multiplier le pouvoir destructeur des bombes à l'infini. Par contre, pour s'opposer à cela, il n'est imaginable de décupler la force de la poésie.

Or un des rôles de l'art, de la culture, c'est précisément de permettre de sublimer nos pulsions infantiles et de lier la pulsion de mort. On voit bien que l'arsenal technologique que la société déploie aujourd'hui rend cela impossible.

Laissons à chacun le soin de conclure.



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Revenons aux structures en plis qui ont conduit à cette réflexion. Ce sont des œuvres peu angoissantes, on peut même les trouver trop construites, voire décoratives ( C'est le cas par exemple en ce qui concerne le salon de l'Élysée commandé par Georges Pompidou à Agam. ) Donc si elles nous ont entraînés dans cette discussion ce n'est pas tant parce qu'elles mettent en scène l'échec de la sublimation que parce qu'elles luttent contre l'angoisse que cet échec suscite. Elles sont une espèce de tentative d'assurer un semblant de sublimation ou d'en pallier le manque.

Par exemple en introduisant le mouvement elles nous précipitent dans une sorte d'agitation psychomotrice comme les hyper-agités qui luttent ainsi contre la dépression ou l'impression de mort. D'un autre côté elles nous ont poussés à la réflexion qui s'écrit ici. Ce faisant elles ont rempli leur devoir d'œuvres d'art, nous obliger à créer du lien, à opposer à la pulsion de mort et à la sexualité infantile une pensée élaborée, une récusation raisonnable.


Enfin, puisqu'il a inspiré la série agamaga et provoqué d'une certaine manière ces discussions, rendons à Agam ce qui n'a jamais appartenu à César. Agam pensait, grâce à ses travaux explorer la quatrième dimension. En le suivant nous avons investi un champ nouveau. Mais il n'est qu'en deux dimensions et demie.