L'entre-deux
 

Tout au long des pages de ce travail de nombreux objets, de nombreuses situations ont été signalés comme étant dans une position d'entre-deux, entre deux temps, entre deux mondes, entre deux états, entre deux êtres, entre deux âges, ...

Et c'est le corpsceau suspendu entre la page du magazine dont il a été extrait et la feuille sur laquelle il sera ensuite collé qui a paru représenter au mieux cette situation. On a vu aussi qu'il évoquait très parfaitement un fragment de l'appareil psychique qui vient d'éclater, fragment qui flotte dans le vide en attendant de pouvoir s'agglomérer, si la chose est possible, à un nouveau corps psychique.


Si le corpsceau est exemplaire il semble pourtant que l'on peut trouver un modèle vers lequel convergent toutes ces représentations, c'est la situation de l'enfant entre ses deux parents, ses deux parents qui le désirent, le conçoivent, déposent en lui leurs espoirs, leurs attentes, lui assurent une éducation, l'aident à grandir, bref, tissent des liens avec lui, tissent des liens entre eux-deux à travers lui, tissent des liens avec le tréfonds d'eux-mêmes, avec leur passé mais aussi ( et c'est normalement leur rôle ) en installent avec le monde extérieur. Des liens qui vont rattacher l'enfant aux autres, mais vont aussi souder entre elles les parties qui le constituent, y compris les cellules de son corps.

Il est évident que si les liens sont fragiles, s'ils présentent des zones de faiblesse un fort traumatisme, l'angoisse ou la pulsion de mort auront tôt fait de les rompre et de provoquer une catastrophe psychique ou un cancer.








À un moment l'enfant arrive à ce stade particulier entre deux âges qu'est l'adolescence. On l'a déjà dit, l'adolescence qui ne devrait être qu'un temps de passage, une étape, est devenu l'âge le plus important, voire le seul et chacun aujourd'hui se comporte comme un adolescent, un être unique, un corpsceaulitaire n'obéissant qu'à ses propres règles. Du coup il refuse de s'encombrer de quoi que ce soit qui vienne des autres et attaque et rompt les liens qu'il avait tissés jusqu'alors.

Ce faisant il laisse libre cours à la pulsion de mort. C'est elle qui détruit les liens.

On a déjà croisé cette image du corpsceaulitaire au bras de la pulsion de mort. Cela donnait une cellule cancéreuse. Alors peut-être que la cellule cancéreuse est heureuse de vivre selon son gré, sans être contrainte pas les lois de l'organisme qui l'abrite mais elle oublie qu'en agissant ainsi elle le condamne à mort et que, s'il meurt, elle meurt.


Voici du coup mises en perspective quatre situations identiques mais développées à des échelles différentes.

Le corpsceau détaché de la page du magazine et qui s'expose seul dans son cadre.

Le fragment de l'appareil psychique disloqué par la psychose qui flotte dans un chaos menaçant.

La cellule cancéreuse qui joue pour elle seule et condamne l'organisme à plus ou moins court terme.

Et enfin l'individu d'aujourd'hui figé dans une adolescence qu'il croit éternelle et incapable de tisser les liens qui assureraient la cohérence de la société dans laquelle il erre.


Pour finir sur une note de gaîté posons-nous la question de savoir de quoi va mourir notre bonne vieille civilisation, de folie ou d'un cancer.

De désagrégation ou de déraison?


En tout cas de déliaison.


Ainsi les découpages et les assemblages ont permis de créer un modèle plastique de l'être-au-monde de l'individu contemporain, un modèle qui a appelé plusieurs métaphores dont la plus probante est sans doute celle qui le voit comme le fragment d'un appareil psychique que la psychose a fait éclater.

L'image est claire, c'est notre monde actuel qui est disloqué par la psychose et laisse chacun isolé, perdu, incapable de tisser les liens qui assureraient sa survie.




Constater cela c'est déjà faire du lien. Comprendre ce qui se passe ne relie pas tout de suite les éléments entre eux mais relie déjà dans la pensée leurs représentations, préfigurant ce que pourrait être leur assemblage définitif. On peut dès lors réaliser un collage qui en serait la maquette et une maquette appelle un jour une réalisation grandeur nature.



Ainsi tout est parti du corpsceau l'unité de base des collages ici présentés. Mais aussi l'unité de base d'une souffrance puisqu'il illustre le résultat d'une fracture, d'un effondrement, puisqu'il témoigne de la rupture de liens vitaux, de la perte du sens commun, de la désorganisation psychique.


Tout au long de ces pages le collage, le travail de création, la réflexion, la sollicitation du travail d'autres artistes, l'appel lancé à la philosophie et à la psychanalyse, ont permis de tisser de nouveaux liens, d'apporter du sens, de donner une cohérence à un nouvel ensemble capable de contenir tout cela.

Certes, l'ensemble peut paraître complexe, gigantesque, voire démesuré, même excessif mais c'est qu'il a été bâti à la mesure de la catastrophe qu'il lui fallait réparer car c'est bien d'une réparation, voire même d'une reconstruction dont il est question ici.



Quels ont été les moyens de cette restauration? Indubitablement la connaissance. Parce qu'elle permet de comprendre, parce qu'elle permet d'agir et de savoir comment le faire et surtout parce qu'elle organise la rencontre avec soi-même qui autorise à terme une réconciliation entre toutes les forces qui se battaient en soi.

Lutter contre l'effondrement psychique, réparer, reconstruire, faire une œuvre, aller à la rencontre de soi-même, se confondent alors dans la même nécessité de créer un nouveau soi plus solide, plus efficace et le plaisir vient d'avoir mené à bien ce travail mais aussi d'avoir échappé à la catastrophe et de l'avoir transformée en une raison de vivre.


Donc un grand rassemblement.

En soi, dans les œuvres, sur ces pages.

Un grand rassemblement source d'un grand plaisir.


Notre petit lapin peut enfin franchir la porte de son terrier sa maquette sous le bras. Il peut naître à nouveau, naître d'une naissance joyeuse cette fois-ci, loin de cette première fois qui fut une chute dans l'angoisse.

Une naissance avec tout ce qui fait soi, une naissance avec les autres, une naissance avec le monde.


Naître avec.


Co-naître.


Connais-toi toi-même.